Une découverte capitale

Ce 24 avril 2007, Marco Scarpelli (nom mystérieusement italien, puisque Marco est russe jusqu’au bout des ongles, et se trouve être né non loin de Toula, dans la maison-même où vécu Léon Tolstoï, à Iasnaïa Poliana), âgé alors de treize ans, s’est fait une étrange réflexion, un matin de vacances scolaires, dans sa chambre à la fenêtre donnant sur un jardin mal entretenu, flanqué d’un magnolia et d’un palmier, et ornée (la chambre) d’une tapisserie Lucky Luke défraîchie par endroits. Alors, le soleil de neuf heures entrait comme une large tache, prenait la moitié basse de sa penderie, le dernier tiers de son lit où se trouvaient ses pieds nus, et un morceau de son bureau en verre, qui renvoyait une pointe de soleil en une bizarre vase de lumière sur le plancher au-dessous du bureau, où séchaient encore des traces de sperme entre les lattes disjointes.


Il était sorti d’un rêve qui n’avait rien à voir avec ses pensées – et dont par ailleurs il n’avait aucun souvenir – mais qui lui avait légué cet état mystérieux, où l’on cesse de tenir les choses pour acquises ; on s’étonne de percevoir le monde, on regarde son corps, on interroge ses sens. C’est dans cette sorte de léthargie que devait se trouver Descartes lorsqu’il découvrit le cogito. Mais Marco allait à cette occasion faire une découverte bien plus capitale que Descartes. Cette découverte, malheureusement, Marco ne pourrait jamais la communiquer au reste du monde, car elle exclut les deux possibilités d’une révolution scientifique et philosophique : premièrement, il s’agit d’une expérience non-empirique – c’est-à-dire que Marco a expérimenté un phénomène nouveau qui ne se reproduit plus, et qui échappe donc à la preuve ; deuxièmement, un tel phénomène peut certes se décrire, mais on ne peut guère l’enfermer dans un concept – il doit se cantonner à la littérature.


Marco ne passera jamais par une remise en question de lui-même. Il ne doutera jamais de ses sens à cet instant précis, bien qu’aucune preuve ni aucune répétition ne puisse corroborer son expérience extraordinaire. Au contraire : il cessera bien vite de vouloir communiquer au monde sa découverte, et il vouera sa vie à une recherche bien plus intime : pourquoi lui ? Pourquoi Marco Scarpelli, jeune homme d’origine russe au nom italien, ce jour-là, cette année-là, dans sa périphérie d’une petite ville bretonne, a t-il perçu ce que nul autre homme n’a perçu et fait de lui manifestement un héros, un homme nouveau ? Et par la suite, en l’absence de toute réponse satisfaisante, un grand découragement le saisira, puisqu’il sera le seul à avoir cette connaissance, et partager avec soi-même la connaissance même la plus délirante, revient à vivre dans le mensonge. « La vérité, écrira Marco Scarpelli au crépuscule de sa vie, dans l’un de ses nombreux aphorismes énigmatiques réunis dans les désormais célèbres tortures métaphysiques négligés de son vivant par les éditeurs, la vérité n’est pas ce qui est senti, prouvé et connu par tous les hommes, non, la vérité : c’est le mensonge (car il n’y a que des mensonges) sur lesquels les hommes se seront mis d’accord pour l’appeler « vérité » ».


Mais revenons-en à ce réveil de Marco, allongé sur son lit, ce matin du 24 avril 2007. Il tourna lentement la tête vers son bureau bien organisé (sa mère avait coutume de passer toutes les heures dépoussiérer et ranger sa chambre), et son regard s’arrêta sur sa grande chaise de bureau au dossier d’un tissu noir tendu entre quatre barres de métal enveloppées d’une matière molle, minusculement troué (le tissu) pour une meilleure ergonomie. Il vit cette chaise pour la première fois. Il s’était assis dessus, l’avait jugée agréable, l’avait connue dans le magasin de bureau, plus séduisante que les autres, puis comme une nouveauté de son bureau, comme la continuité de son bureau, et enfin comme un élément inscrit dans le monde, au même titre que son lit, ses Lucky Luke, ses parents, ses chaussures, son collège, cette poussière trop légère pour tomber et qui bientôt disparaîtra car il est déjà neuf heures et dix minutes, et que le soleil parcourt le millimètre qu’il fallait pour que la poussière se dérobe au regard de Marco.


Ça y est, la poussière n’y est plus. Marco se leva, et s’approcha près sa la penderie où la poussière flottait, indifférente à la gravité. Il employa un miroir pour rediriger le soleil, puis une lampe torche qu’il orienta dans toutes les directions pour essayer de la retrouver. Il se remit même sur son lit, se disant qu’il s’agissait peut-être d’un angle particulier qui seul permettait de percevoir la poussière. Rien à faire : la poussière n’y est plus. C’était un présent bien étrange et bien fatal pour le jeune Marco que ce « n’y est plus », un heurt incompréhensible du réel qui, quel que soit le temps sous lequel il est décliné, celui de son présent de jeune homme, de son souvenir de vieillard, ou celui, inconséquent, de ce récit, est à la fois l’être du présent et l’absence du présent. Une absence si pure, si parfaite, que quelque soit le lieu du temps depuis lequel on en parle, cette absence d’être est toujours au présent.


Mais ce n’était pas tout. Une disparition si mystérieuse ne pouvait être le seul effet d’un déplacement de cette poussière dans l’espace, ou de son évolution dans le temps. Il devait forcément y avoir autre chose, une troisième dimension qui expliquerait que la poussière se soit dérobée au monde. Alors, Marco se souvint que, quelques minutes plus tôt, il avait vu sa chaise pour la première fois. Un vertige le prit. Quelque chose, en cette heure énigmatique du 24 avril 2007, voulait se manifester à lui. Il se dit que, s’il voyait désormais cette chaise pour ce qu’elle était, c’est-à-dire non en tant que chaise, en tant qu’utilité, décor, prolongement, mais en tant que chose pure d’un seul tenant, et indépendante du monde dans lequel elle s’inscrivait, alors elle aussi, comme la poussière, pouvait bien se substituer au monde.


Plein de ces pensées étranges qui fourmillaient en lui, Marco avait l’impression d’exercer sur cette chaise, en la percevant de tout son être, un pouvoir qu’elle parvenait difficilement à supporter. La chaise avait beau le supplier de cesser cet envoûtement, il ne pouvait s’en empêcher. Il articula « je sais que si je ne te perçois plus, tu ne peux pas exister ». La chaise était à bout de force. Marco l’avait littéralement détourée du monde, et elle savait qu’elle aurait à peine le temps de raccommoder cette déchirure lorsque Marco se remettrait à la percevoir. Vint le moment fatidique où Marco tourna le dos à sa chaise. Sa position n’était relative à rien d’autre qu’à cette chaise. Il n’était pas face à la penderie, mais bien dos à la chaise. Il se retourna à toute vitesse, et l’impensable se produisit.


Alors que son œil affûté avait légèrement anticipé sur la rotation de corps, il vit un morceau du tissu troué de la chaise apparaître. Les mots sont sans puissance pour décrire un tel phénomène. Toute tentative de poser des images sur ce que Marco vit ce jour-là, serait compatible avec son contraire. Est-ce que Marco vit le vide se remplir ou le plein se vider ? Est-ce que le blanc devint noir ou le noir devint blanc ? De l’obscurité à la lumière ou l’inverse ? Toute image se heurte et s’embrasse dans ce phénomène torrentiel, paradoxal, infinitésimal et terrassant d’immensité. Marco vit existant et inexistant se côtoyer, en dehors du temps et de l’espace, non en un endroit ni lors d’un instant, mais…


Le 12 octobre 2020