Pourquoi je ne suis pas végétarien

Ne nous méprenons pas : si je maîtrisais à fond mon sujet et ses statistiques, je ferais figure d’autorité, et les opinions contradictoires ne seraient plus que des balles à éviter ou à renvoyer. Parlons des choses qui fâchent, et parlons-en point trop en connaissance de cause, car c’est ainsi qu’on acquiert un savoir dynamique, et non une muraille passive de connaissances qui ne mène qu’au mépris des antagonistes – bienheureux antagonistes !


Autour de moi – c’est-à-dire, dans ma classe sociale bien peu représentative de la France ou du monde – on devient de plus en plus souvent végétarien. Les raisons sont diverses, et toujours aussi bonnes : le réchauffement climatique, la maltraitance animale, les effets néfastes sur la santé. Les lobbys trouveront toujours à répliquer, mais aussi quelques individus qui, faute de pouvoir justifier leur nature carnivore par simple goût de la viande, trouveront toujours des chiffres qui contrediront d’autres chiffres, ou se vanteront de « faire attention ». Mais voilà qui n’est pas moins louable que les arguments des végétariens. L’essentiel, c’est d’être de bonne foi.


Mais, comme partout, il y a un danger. Dans un cœur qui sent la noblesse de son engagement, il y a parfois la sagesse de s’en tenir à une satisfaction personnelle de suivre ses propres principes, sa propre discipline ; c’est là, à mon sens, l’un des grands secrets du bonheur. Mais il y a aussi certains cœurs qui, sentant toute la noblesse de leur engagement, se sont perdus sur une voie tout à fait ignoble : la conviction de détenir la vérité.


Quelles sont les motivations du prosélyte ? Elles sont innombrables : dégoût de la solitude, haine de la différence, insatiable quête d’identité, angoisse de la liberté. Mais elles sont toutes filles du même mal : la peur. Peut-on devenir végétarien par peur ? Il me semble que, lorsque l’on n’est pas tout à fait serein avec sa propre discipline – et j’entends par là qu’on soit heureux de suivre sa voie, lorsqu’autour de nous d’autres suivent d’autres voies –, alors je ne vois que la peur qui puisse mener au végétarisme.


Sous quelle forme s’exprime cette peur ? Par exemple, j’entends souvent qu’on est très en colère contre les flexitariens. Qu’est-ce qu’un flexitarien ? Une personne qui, à n’en pas douter, n’est pas végétarienne. Voilà qui est déjà peu flatteur. Bien pire : une personne qui se définit, sur le même plan que les végétariens, contre les végétariens. Il devient bien difficile de ne pas se mettre en rage. Comment justifier cette rage ?


Moi qui suis végétarien, je mets un point d’honneur à ne manger ni viande ni poisson, et ce de façon absolue. C’est-à-dire que je n’achète, ni ne me fait servir une quelconque matière animale. Ainsi, je suis bien convaincu de porter un coup à une industrie polluante, maltraitante et empoisonneuse. Voici comment je vois le flexitarien : un individu lâche, incapable de principes fermes, qui pense que manger moins de viande, c’est n’être qu’à moitié carnivore, tandis que, pour un végétarien, la moindre bouchée, même involontaire, est criminelle. Je préfère de loin les carnivores qui s’assument comme tels et n’essaient pas de se boucher les yeux et les oreilles pour se donner bonne conscience.


Moi qui suis flexitarien, je mets un point d’honneur à réfléchir mon alimentation. En ne mangeant de la viande qu’une à deux fois par mois, je me protège contre les carences, je préserve parcimonieusement un plaisir dont il me semble inutile de me priver à vie, et parce que je fais attention à ce que j’achète, je minimise du mieux que je peux l’impact que ma consommation aura sur l’environnement, la maltraitance des animaux et sur ma santé. Voici comment je vois le végétarien : une personne finalement bien paresseuse, qui se félicite de son ascèse et distribue souvent leçons de morale et poncifs en-veux-tu-en-voilà, sans doute pour compenser la frustration de se priver de tout, sans penser qu’une consommation éthique peut aussi être une consommation relative. Je préfère de loin les complets carnivores qui s’assument comme tels et ne tomberont pas dans un sectarisme idiot moins par conviction politique que pour profiter d’un ascendant peu coûteux sur autrui.


Voici deux personnes fort colériques, et qui sont – je l’espère – bien loin de représenter la majorité des flexitariens et végétariens. Mais voici ce qu’on peut dégager de ces deux thèses : l’une comme l’autre est une identité qui se définit a contrario de l’autre. Ainsi, un nom aura toujours le pouvoir d’engendrer un camp, une différence, une peur, une haine. Beaucoup de domaines en apparence moins anodins fonctionnent selon les mêmes rouages (la religion).


Voilà pourquoi il est très bon d’être végétarien ou flexitarien, mais sans doute encore meilleur de suivre sa propre discipline, sans ressentir le besoin de la nommer ou de la définir comme une identité.


Le 16 juin 2020

La question policière (une vidéo)

Voilà de la bonne chère pour nos diables intérieurs.


Il faudrait cent commentaires et mille contradictions pour parvenir au « juste » - certes, non – disons : pour ne pas rebuter. Mais j’espère que l’équilibre (qui n’est pas la tiédeur) saura toujours compenser la colère des uns comme des autres – car il faut des partis. Après tout, « apaiser » : voilà une grande vocation.


Sachons d’abord que nous ne savons rien ; et ne nous laissons pas prendre par l’élan des foules, ou par son tout aussi colérique contrepied. En cette époque tumultueuse, nous avons les policiers dans la gorge, et si on ne les vomit pas, ils pèsent lourd sur l’estomac. En tout cas, nous voilà malades : des torrents d’images et de témoignages pleuvent sur nos têtes fiévreuses. On ne voit sur ces vidéos si contagieuses que la violence qui justifie notre propre soif de violence.


Voici un exemple de vidéo. Première partie : une femme visiblement très en colère envoie des projectiles (pierres, bouteilles de bières) sur des policiers en armure. Deuxième partie : cette femme se fait interpeller « à la manière policière », c’est-à-dire qu’on la saisit par les cheveux et on l’agenouille de force, ce qui n’est probablement pas sans douleur. Cette vidéo peut difficilement faire l’objet d’un débat. On dira d’un côté « cette femme est violente, elle mérite de se faire arrêter de force ». De l’autre, on dira « cette femme qui ne lançait que des projectiles inoffensifs contre une police bien protégée sous ses kilos d’armure - et d'ailleurs pour une noble cause - ne méritait certainement pas qu’on l’interpelle si violemment ». On niera donc très facilement le caractère problématique de cette vidéo. Pourtant, il y a bel et bien matière à discussion, et cela malgré la température de nos sangs.


Quels sont les droits des manifestants ? Manifester, crier, insulter ? C’est un droit incontestable. Lancer des projectiles sur des policiers en armure ? Voilà qui est plus que contestable. A l’argument « les policiers ne ressentent rien derrière leurs boucliers et leurs casques », je répondrai que peut-être – peut-être pas, mais le vrai problème ne se trouve ni dans l’aspect indolore de l’acte, ni même dans l’offense possible ressentie par les policiers, mais bien dans ce que cet acte est un acte de violence. Le manifestant devrait bénéficier d’une certaine tolérance à l’erreur ou à l’abus relativement aux policiers, tout simplement parce que ces derniers sont armés et protégés, portant par là même une lourde responsabilité qui ne saurait leur faire répondre coup pour coup aux manifestants. Mais cette petite nuance aux frontières intangibles est bien souvent l’occasion d’interprétations abusives et de dépassements des deux partis. Le manifestant, en aucun cas, n’est protégé et absous parce qu’il manifeste. Il doit être jugé au même titre que tout homme qui nuit – lorsqu’il nuit.


Quels sont les droits des policiers ? Encadrer une manifestation ? C’est un devoir, tant que nous sommes scellés par le contrat social. Réprimer une manifestation et arrêter les manifestants violents ? On pourrait aussi dire que c’est un devoir, mais combien relatif ! S’il n’y a aucune répression des actes de violence, alors on aura permis que, potentiellement, des êtres humains nuisent à d’autres êtres humains dans une société qui s’est engagée à protéger chaque être à égalité. Cependant, les policiers ne sont pas la société : ils sont des êtres humains aussi faibles et soumis à la chaleur que les autres – mais qui ont signé une certaine charte, qui ont reçu certains ordres, ce qui les rend d'emblée bien plus criminels qu'un civil s'ils sont violents. Sont-ils habilités à arrêter des manifestants telle que cette femme, de la manière dont ils l’on fait ? L'arrêter, c'était une nécessité, selon leur code qui est connu de tous. La manière, c'est sans aucun doute leur formation et des mesures assez sommaires de sécurité qui consistent à immobiliser par un geste fort désagréable – mais non meurtrier – des personnes ayant commis un quelconque acte de violence, contre leur corps ou contre un autre civil. Cette manière vaut-elle lorsque la personne interpellée ne se débat plus? Il va de soi que non, puisqu'il s'agirait de frapper un être désarmé et rendu, ce qui n'est ni plus ni moins que criminel.


En apparence, et suivant ce bref dépouillement des droits et devoirs des deux partis, la femme semble avoir porté le premier coup, et mériter par conséquent l’arrestation qui suit. Mais que savons-nous de ce qui l’a poussée à jeter ces pierres ? Que savons-nous de ce qui précède et suit l’arrestation ? Que savons-nous de la fermeté avec laquelle les policiers ont procédé à cette arrestation ? Que savons-nous de la résistance opposée par cette femme qui aurait pu justifier ou non une telle arrestation? Ces policiers sont bien protégés derrière leur costume de l’ordre – ce qui ne nous autorise pas à prendre en pitié ou à élever en martyr la manifestante. Ils sont aussi bien protégés derrière les murs de la garde à vue, ce qui nous rappelle bien d'autres mystères. Mais la manifestante aussi est bien protégée derrière sa fragilité, son visage de révoltée et le sang qui tache son front - ce qui ne peut non plus nous attendrir devant ces policiers qui payent si chère leur injuste allure de noirs chevaliers mi-homme mi-machine, insensibles comme des robots, soldats de la violence et des bavures.


Ce qui énerve le pro-policier, c’est la dimension évidente de la faute de cette manifestante. Ce qui énerve l’anti-policier, c’est sans doute moins le processus d’arrestation que l’inconnu qui entoure cette faute évidente. Ici, le policier a l’image – très parlante – de son côté, quand le manifestant prend le parti du soupçon – au moins aussi légitime que l’image, car il se justifie par d’autres vidéos (en pareil nombre) où les rôles sont inversés.


Méfions-nous des images – voilà qui est loin d’être inédit et ne s’élève pas au-dessus de la banalité - car elles discutent entre elles, et ne se mettront jamais d'accord.


Bien plutôt : sachons que nous ne savons rien, et que l’évidence n’est pas plus un motif que le soupçon pour nourrir notre colère. Notre colère, celle que nous découvrons et que nous partageons ; celle que nous semons sur un champ toujours plus vaste, toujours plus touffu, que nous soufflons comme un noble élan de révolte progressiste ou réactionnaire, n’est-ce pas elle qui inspire aux deux armées leur plus grande violence ?


L’authentique violence, la première de toute, ce n’est peut-être ni celle des policiers, ni celle des manifestants.


Le 18 juin 2020

Pour en finir avec les sondages

Il y a une ère des sondages. Ses moyens étaient rudimentaires, mais ils s’améliorent et donnent au chiffre une toute puissance qu’il convient de remettre en question. Il faudrait parler de probabilités, mais on parle de statistiques ; il faudrait que les chiffres portent en eux leur charge d’incertitude et d’arbitraire, mais ils sont dans le lit de l’expression bien connue : « les chiffres parlent d’eux-mêmes ». La diffusion de plus en plus rapide des questionnaires, voire de simples questions jetées partout, de plus en plus largement, donnent une couleur tout particulière à la vérité : la part significative, autrement dit : le pourcentage.


Qu’est-ce qu’un pourcentage ? Prenez cent individus au hasard, parmi eux, soixante se disent heureux, quarante voteront Macron aux prochaines élections, trente réfléchissent sérieusement à arrêter de manger de la viande, etc. Comment est-ce possible d’avancer une telle proposition ? C’est bien simple : un organisme envoie un questionnaire ou pose une question par téléphone à un certain nombre de personnes, également réparties dans toutes les couches de populations (femmes, hommes, pauvres, riches, de droite, de gauche, de Paris, de province, de campagne, etc.) pour estimer, sonder, prendre la température de l’opinion des français sur un sujet précis. Cela peut également s’appliquer à une classe sociale, un sexe, un milieu géographique, etc.


Il va de soi que cette méthode a une grande efficacité et un pouvoir significatif sur l’opinion, quand il s’agit de dire qu’un tel pourcentage de femmes se sont déjà faites agressées ou harcelées. Ce chiffre permet d’ouvrir les yeux à ceux qui ignoraient encore l’état de considération de la femme en France, et de nourrir une lutte plus nécessaire que jamais. Il y a donc un intérêt pratique évident dans la méthode des pourcentages, mais ce même effet aux apparences si nécessaires pour mener une lutte, générer des prises de conscience, est aussi suspect qu’il est probant, car, par sa nature, il sert toujours la cause de celui qui sonde.


On rit souvent à entendre le hiatus du nombre des participants à une manifestation contre le gouvernement. Les manifestants se disent cent mille et la police qui les encadre et en subit généralement les frais, les estiment à mille à peine. Les uns ont tout intérêt à se grossir, les autres à les diminuer. L’impartial dira que la vérité doit se situer au chiffre médian, mais il se trompe aussi car nulle possibilité de connaître le parti qui manifeste le plus de mauvaise foi. Autrement dit, bien loin d’être une valeur neutre et objective, le chiffre est une valeur-passion.


Le pouvoir du pourcentage est une puissance de quantité. Quiconque sait manipuler les chiffres peut les faire mentir à sa guise, soit en les modifiant directement, soit en corrompant les sondés, soit en ciblant des catégories mieux capables de servir sa cause. Tous les sondages ne sont certes pas soumis aux travers de la corruption, mais le degré de subjectivité qui les enserre (choix, nombre et incertitude potentielle des sondés, bonne foi des sondeurs…) est tel, que le pourcentage devrait en toute logique être l’objet de toutes les méfiances.


Mais le chiffre est plus fort que jamais. Il a pris une telle valeur, notamment grâce à la sociologie, qu’il est devenu la norme et l’objet de la connaissance d’un dossier. Les sujets de sociétés ne sont désormais rien d’autre que des taux. Taux d’imposition, taux de délinquance, taux d’opinions favorables, taux de bonheur, taux de naissances, taux d’immigrés, taux de CO2, etc. Le chiffre s’est si profondément ancré dans tous les domaines possibles qu’aucune connaissance ne semble possible ou tributaire d’une quelconque solidité sans eux. Lors d’un débat pour l’élection présidentielle, le charisme enveloppe les chiffres, la capacité à tirer le plus de chiffres possibles comme des balles de mitraillette, parfois même des chiffres tout à fait différents pour un même sondage fait par deux organismes différents. Il ne viendrait pas à l’idée d’un citoyen de mettre sa confiance dans un candidat « qui ne connaît pas ses dossiers », en d’autre termes : qui ne connaît pas ses chiffres.


Je me demande bien comment il est possible de faire taire ces chiffres si suspects et si menteurs. Leur puissance a bien tendance à nous affubler d’œillères, à nous faire tasser le monde qu’on observe dans des chiffres, plutôt qu’à l’observer tel qu’il est, sans préjugés. L’observation est sans doute un indice, un début de chemin pour une libération des chiffres. Une véritable anthropologie, comme toute philosophie, est une exploration. L’exploration n’est pas numération d’un temps et d’un moment, mais le constat d’un mouvement. C’est sans doute dans la description du mouvement, non par différence des chiffres au cours du temps, mais par l’observation du monde (étude bien plus longue, plus exigeante, plus patiente) qu’un homme peut « connaître son dossier ». Il n’y a pas de taux de suicide chez les agriculteurs (sondage bref de statisticiens qui n’ont jamais mis un pied dans le monde des agriculteurs), il y a, en revanche, des profils paysans (Depardon ayant passé dix ans de sa vie avec les paysans dans leur solitude de montagne avant d’oser les filmer et recueillir leur témoignage).


Les chiffres sont suspects. Ils sont tout, sauf un argument. La plus petite impression, même erronée, d’un homme ayant observé un mouvement, vaudra toujours mille fois mieux qu’un chiffre.


Le 2 octobre 2020