Anne-Marie, Ariane, Bérénice et Sophie

Comment écrire sur la littérature ? Je ne crois pas qu’un livre tout juste refermé – ou tout juste étudié soit une bonne raison d’écrire. Alors, on aurait du mal à ne pas s’enliser dans un exposé savant et des énumérations sans intérêt pour le lecteur. Ce genre de discours, c’est une façon de ne pas oublier les détails, de faire sienne une œuvre dans ses plis et replis. La peur d’oublier, c’est une très dangereuse motivation du commentaire ou de la critique – la pire étant l’ambition d’avoir raison sur un autre. Pourtant, tâchons d’oublier et parlons de ce que la nature nous indique comme essentiel : ce qui reste.


Je viens de refermer Les deux étendards de Lucien Rebatet. Bien des choses m’ont traversé durant cette lecture. Dieu, la musique, l’amour, l’amitié, une érudition sans borne tissant un embrouillamini de fils entre chaque mot, chaque homme, chaque idée. Mais bien peu de choses à dire, car ce qui nous vient, c’est avant tout la paraphrase. Deux « vraies » idées néanmoins se dégagent. L’une en cours de lecture, et l’autre à la fin.


La première : comment la haine, et plus particulièrement l’antisémitisme, loin de n’être qu’un caractère subsidiaire et déplorable de l’artiste, peut être un authentique moteur de création ? Voilà qui demanderait de s’interroger, avec Rebatet, sur Céline ou Drieu-La-Rochelle… Il ne s’agirait pas là de savoir si on peut séparer l’homme de l’artiste, mais, partant d’une réponse à ce débat, si la noirceur d’un artiste est un élément essentiel de son génie et de son œuvre, une « fleur du mal ». C’est une idée qu’il faudrait penser à développer un jour.


La deuxième : qu’est-ce qu’un roman d’amour ? Je crois n’avoir connu de tels sentiments de tragédie amoureuse que dans des romans épais, difficiles, égarés, bouffis. Je parlais avec un ami qui a lu Les deux étendards il y a dix ans, et qui a donc le mérite de n’en sentir en lui que ce qui reste. Il me dit cette théorie : « voilà l’un des rares auteurs français à oser l’ampleur, avec Cohen (Belle du Seigneur), Aragon (Aurélien), Drieu-La-Rochelle (Gilles) ». Je tombe immédiatement d’accord avec lui, m’étant fait la même réflexion la veille (à l’exception de Gilles que je n’ai pas lu et avec l’ajout d’un américain, Styron et son Choix de Sophie).


D’après moi, ces romans sont très puissants en ce qu’ils explorent le chaos de la relation amoureuse. Par chaos, il ne faut pas comprendre complexité, ce qui est l’apanage de romans plus courts et sans doute plus psychologiques comme Werther, mais plutôt la perdition, les relents, les variations sur un même thème, un mythe de Sisyphe. S’ils sont épais, c’est que ces quatre ou cinq romans ne coupent pas les parties de l’amour qui consistent à tomber et se relever, lourd de vase, de retomber, jusqu’au complet engloutissement annoncé dès la première page, et qui n’apportera aucune surprise. La description de la tourbe : voilà ce qu’ont ces romans en commun, et voilà ce qui justifie leur taille.


Je pense que l’amour est impossible chez Goethe pour des raisons qui glissent entre la bourgeoisie et une psychologie assez vite admise : on aime ou on n’aime pas, c’est le sang qui décide. Chez Rebatet, Aragon, Cohen, Styron, l’amour agit comme une nécessité et anéanti toutes les barrières de classe ou les coquetteries de la raison. L’amour n’est pas une affaire d’âmes sœurs (ce qui constitue pourtant la foi aveugle de chacun de ces personnages amoureux), mais de conviction : ce n’est ni plus ni moins qu’une préparation aux ingrédients bien définis (facilité, rapide ou fastidieuse, de créer le sentiment d’amour chez autrui) qu’on oublie sur le feu.


Regardez votre gâteau de pâte luisante devenir soufflé apetissant, puis regardez le crever, noircir, se désagréger, puer à en intoxiquer l’air, jusqu’à se consumer tout à fait. Mais lors de cette décomposition, ce qui domine n’est pas la frustration d’avoir gâché le gâteau. Toute la saveur est dans la destruction, l’expérience du mal. Une seule envie : augmenter encore le feu, plonger tout ça dans l’enfer, dans les chaleurs les plus insoupçonnées, puis mourir.


Le lecteur ne juge plus ses personnages, il n’espère plus d’acte qui les sauve, il ne se trouve plus dans une empathie positive qui veut que la vie soit toujours victorieuse sur la mort. A présent, le lecteur assiste à la destruction du personnage, accepte qu’il choisisse de se tuer et de se retuer pour les pires raison. Et le plaisir du lecteur est tout sauf sadique : il descend dans ses propres abysses, laisse la fièvre le gagner, les liens lui cisailler ses membres, car c’est au bout de cela que se trouve une certaine lumière qui n’existe pas dans la bonne santé de l’âme.


Le 21 juin 2020

Gide : une alternative à Dieu

Il y a quelque chose de flou et de très profond caché sous beaucoup de fard et de pompe. On pourrait dire que Nietzsche, qui a inventé une nouvelle langue, en est devenu fou dans sa nouvelle proposition de Dieu. Sans défense et sans poésie contre une pensée si puissante, le cerveau devient malade, peut-être parce que ce n’est pas l’apanage de l’homme que de s’assumer pleinement en tant qu’homme, et qu’une telle révélation provoque une irrémédiable mélancolie.


Mais André Gide a su se protéger contre cette intraitable maladie. Il a dupé le dragon, et nous a communiqué quelque chose de cette foi étonnante qui n’est pas celle de Dieu, mais celle, indescriptible, qui tend tout être vers son devenir, vers l’éternité, un déni de la mort. Et s’il y a abnégation, ce n’est pas pour plaire à Dieu et lui supplier le paradis, mais parce que la soif est plus à chérir que l’assouvissement de la soif.


Il y a cette étrange énergie qui traverse les trois seuls romans que j’ai lu de Gide, mais dont je ne doute pas qu’elle soit présente, toujours aussi discrète qu’une raie courbant le sable au fond de la mer, dans chacun de ses livres. Cette énergie, c’est une certaine façon de haïr Dieu lorsqu’on parvient au sommet de la foi, de désosser la morale une fois qu’on y est si bien enfoncé qu’elle est comme le monde.


Les nourritures terrestres est une tentative trop fougueuse et quelque peu vulgaire de percer la dure écorce qui fige les hommes dans la vie comme le gel un fruit en hiver. C’est verser la lave sur le gel, et le faire changer en fumée avant que d’être passé par l’état liquide – celui qui court et qui choisit son chemin. « Je t’enseignerai la ferveur » « Débarrasse-toi de mon livre » « Deviens toi-même ». Mais si j’étais Nathanaël, je ne comprendrais vraiment rien à tout ce charabia, et comment remuer ciel et terre pour vivre dans un quotidien dont l’apparence est la médiocrité et le recommencement. Comment, moi, puis-je changer tout cela ? Où tirer la foi dont on me parle ? C’est un manuel admirable par son style, mais dont le message est binaire, clair dans son obscurité, linéaire dans ses nœuds.


La porte étroite a ceci de la grande littérature : une histoire racontée avec toute la fulgurance d’une œuvre courte, et l’austérité de phrases grammaticalement correctes et de chapitres bien proportionnés – mais une lame de fond, un grondement souterrain. Pourquoi Alissa se réduit-elle ainsi, tire t-elle ses traits, noircit-elle ses habits ? Ce n’est pas pour Dieu, ce n’est pas non plus par sacrifice pour sa petite sœur, c’est par cette intuition si obscure – et bien trop clairement martelée dans Les nourritures – que le désir ne doit pas être assouvi, qu’il faut préserver sa soif et se dessécher, pour chérir cette inégalable chaleur en soi qui ne cesse de nous prouver qu’on vit : rendre impossible une voie qui nous est pourtant grande ouverte. Rester au seuil, ou tenter de s’enfiler tout entier dans un trou d’aiguille – la porte étroite dont nous parle la Bible. Mais cette porte, ce n’est pas celle qui mène à Dieu : c’est une manière on ne peut plus efficace de donner toute sa valeur à la vie. Prendre le chemin sinueux, glissant, grimpant, humiliant, et regarder les autres nous surpasser de si loin dans leur confortable ascenseur. Regarder ses mains pleines de boue et adorer son difficile périple qui engage tout notre corps sans peur et sans paresse – et rire de ceux qui sont au ciel, mais qui ne savent même pas qu’ils sont.


L’immoraliste ne dessine pas la dégringolade d’un homme dans le mal, mais plutôt comment la morale est à redéfinir, car elle ne correspond pas à l’homme qui a comprit qu’il vivait. Michel, tout brillant qu’il était, vivotait, animé par la flamme intérieur, mais ne la voyait pas, et avançait comme si son corps était acquis, sur un chemin qui ne pose pas question. Mais lorsque la mort vient le chatouiller, le désir de vivre et l’infinité des chemins s’imposent à lui avec une force redoutable. Cette force, ce n’est pas celle de Dieu qui lui montre la Voie : c’est l’urgence de vivre, la nécessité de se débarrasser de tout ce qui le maintenait dans ce bonheur médiocre : c’est-à-dire la possession. Et pour tuer la propriété, il ne faut plus avoir peur qu’elle se casse ou qu’elle meurt, mais la diriger, la prendre à bras le corps. C’est pourquoi la proximité de la mort a su faire s’effondrer le monde de la morale, et ne demeurer que l’intuition de vivre. S’entourer d’enfants, chérir sa femme, s’encanailler avec les braconniers qui chassent sur ses propres terres. Ce n’est pas un libertinage, mais plutôt une certaine façon de prendre à revers la pente sur laquelle, sous l’apparence d’un alpiniste, on se laissait glisser.


Le 30 août 2020

Contre Stendhal

Je referme La chartreuse de Parme que je lis treize ans après Le Rouge et le noir, dont il ne me reste presque plus aucun souvenir, sinon une impression très vague qui vient de renaître dans toute sa clarté. Faute d’un mot assez précis pour décrire en même temps tous les plis de cette impression, il me faut la composer un tant soit peu.


Je ne suis pas contre Stendhal, il n’y a aucun militantisme dans ma manière de m’opposer à ce grand écrivain, mais j’ai cependant la ferme opinion qu’il n’a pas su vieillir, qu’il est vraiment mort et que lire Stendhal, c’est comme admirer un tombeau égyptien. Pour employer son mot, son œuvre est comme cristallisée dans son époque, elle est en grande partie touristique, en plus petite partie romanesque, et elle est comme un témoignage historique – non de faits historiques mais de faits littéraires. Car c’est exactement ça : la littérature de Stendhal est une littérature de faits.


Cette impression si forte et si difficile à décrire ne saurait se résumer à cette façon qu’il a de commenter son roman, de rappeler des faits à son lecteur ou de s’excuser de parler de politique, lorsqu’un Flaubert ou un Gauthier placent le récit et l’âme du roman au-delà de tout et n’envisageraient pas un instant d’être un tel démiurge qu’il pourrait se faire pédagogue avec son lecteur. Elle ne vient pas seulement non plus de l’extraordinaire distance entre l’auteur et son récit, dans cette façon d’enchaîner les péripéties comme on enfilerait des perles, ou de mêler des intrigues comme on passerait d’un point à un autre dans un ouvrage au crochet.


Il y a, au-delà de tout cela et expliquant tout cela, une certaine attitude d’écrivain qui ne chercherait pour rien au monde à dépasser la surface du monde visible et les premiers mouvements du cœur des hommes. Il y a une peinture de la contradiction enracinée dans une cohérence quasi mathématique, un génie du récit et de l’enchevêtrement savant, un génie de la variété – guerre, famille, salon, meurtre, prison, amour. Un génie du survol. Voilà l’attitude de Stendhal : mon histoire existe indépendamment de moi, je vous en fait une synthèse, je n’entre point trop dans le détail pour ne pas ennuyer mon lecteur, je m’arrête sur ceci et je survole cela. Il y a quelque chose de proprement insupportable dans cette attitude, qui me rend profondément hostile à Stendhal. La littérature n’est pas une orfèvrerie : sans déséquilibre, sans longueur, sans maladie, elle n’est qu’un répertoire, un dictionnaire de sentiments, d’actions, d’intrigues, d’âmes peintes avec toute la précision du monde, mais ne révélant pas la moindre vérité.


Il y a un petit événement qui ne saurait résumer l’œuvre de Stendhal, mais qui pour moi témoigne tout particulièrement de la différence des attitudes chez les écrivains : la mort d’un enfant.


Au sommet, il y a Dostoievski et la mort d’Ilioucha à la fin des Frères Karamazov. Une maladie qui n’est pas au cœur de l’intrigue, mais à laquelle on revient sans cesse, détestant et aimant l’enfant, dégoûtés par sa famille faulknerienne, furieuse, folle, débile, amoureuse – une humanité. Et un père sans le moindre honneur animé par une seule pensée : sauver son fils, le sauver avec son rien d’argent, son rien de corps, sa rien de famille, ses rien d’amis. Un tel dénuement, un tel désespoir où pointe toujours une lumière d’un extrême amour, d’un extrême bonheur. Tout cela n’est pas fait pour nous lier d’empathie avec le gosse qui va mourir. Au contraire, cette maisonnée ne saurait en rien être comparable à notre vie ; c’est sa bizarrerie qui donne tout le sens tragique de cette mort, et toute sa spiritualité.


Flaubert, en peignant la mort du fils de Madame Arnoux dans L’Education sentimentale, est moins de longue haleine que Dostoïevski, mais quel déséquilibre ! Madame Arnoux se maudit – son fils malade, puis guérit, puis malade à nouveau – l’espoir et le désespoir s’alternent cruellement, Dieu punit et récompense et n’existe tout à fait que comme effet – et non cause – des bonheurs et des malheurs de la mère. Et combien de temps durent ces descriptions insoutenables : la taille des lèvres de l’enfant, la simultanéité mauve et blanche de son teint, le vitreux de son œil, la texture de sa peau aussi inanimée que le coussin sur lequel il repose. Flaubert parlant d’un enfant mort parle de l’horreur corporelle qui n’arrive pas à dire ce qu’elle charge infiniment d’horreur spirituelle.


Que dire de cette mort de Sandrino chez Stendhal ? Un enfant naît sur une demie page et meurt deux pages plus loin après une description parfaitement efficace de la culpabilité de Clélia et du déchirement sans issue de Fabrice, voulant simuler la mort de son fils pour le dérober au mari de sa maîtresse ? La maison recouverte de noir, la mort de Clélia à la suite de son fils et de Fabrice à la suite de Clélia et de la Sanseverina à la suite de Fabrice – joue t-on aux dominos ? L’empathie est présente infiniment plus que chez Flaubert et Dostoïevski, et on s’imagine parfaitement la douleur de perdre un enfant, parce qu’en la survolant pour ne pas ennuyer son lecteur, Stendhal a si bien raboté son terrain qu’on y passe sans embûche, sans se prendre à la moindre ronce – en somme, sans jamais saigner.


Le 13 décembre 2020