Retrouve la source

Je me sens comme chacun, dans mon temps. Mon temps, c’est un certain goût, une certaine opinion qui n’ont de certains que cela : ils sont différents des autres temps. Je sens mieux que jamais combien fragiles sont nos solides certitudes, et combien essentielles aussi, si on en fait notre sol, celui qui supporte tout notre poids. Je sens mieux que jamais combien le Beau est universel, mais que ce qui est Beau en notre temps est surtout le maquillage de l’universel.


Sur quoi sommes-nous assis ? Enlevée la suie de notre temps, nous sommes assis sur la source. Et c’est pourquoi nous ne la voyons pas, ou il est si difficile de la voir. Mais pour qui ne pense pas que son armature est solide et qui s’en satisfait, pour qui est perpétuellement anxieux parce qu’il sait que son ciel est un ciel de brindilles et son sol est un sol qui se dérobe comme le vent. Pour celui-là, il faut chercher la source.


À celui qui cherche la source, je dis : sache que tu es loin de la source, et que tu vis dans un nuage de fard. Convaincs t’en sans complaisance, ne trouve pas là un motif à te plaindre, accueille ton angoisse comme une grâce parce que tu es enfin seul, et probablement le seul à sentir que tout tremble autour de toi, et que tu n’es solide pour rien car tu ne soutiens rien. Une colonne dans le vide, voilà l’homme.


À celui qui cherche la source, je dis : qu’est-ce que les artistes de la Renaissance ? Sinon ceux qui ont compris qu’ils étaient au bout d’une chaîne de conséquences sans lendemain, les yeux retrouvant la queue et faisant semblant de s’en étonner? Sinon ceux qui ont coupé leur corps en deux à partir de la tête pour s’adjoindre les bustes de l’antiquité évanouie par la bêtise chrétienne, et qui retrouvent Dieu dans le motif même qu’il avait condamné? Des références que ces artistes de la Renaissance ! Car, puisant dans la source, ils sont renés.


A celui qui cherche la source, je dis : romps avec ta culture, méprise ton temps et le temps des autres, ne pense pas que la source se trouve en l’an X, soit érudit pour rompre avec ton temps, mais soit ignorant pour rompre avec ton érudition, et là la source t’apparaîtra. La source n’est pas le début, elle est l’origine.


A celui qui cherche la source, je dis : si tu penses avoir trouvé la source, c’est que tu es à nouveau aliéné au temps et que tu te trompes lourdement. Si tu as trouvé la source, c’est que ta recherche est devenue ta nouvelle cité, que tu vis en dehors de tout temps, car tu es enfin universel.


Mais c’est dans l’action que tu seras condamné à vivre, et debout sur ta chaise, et tu ne seras jamais celui qui pourra dire à ses élèves « j’ai trouvé la source », car tu ne seras que l’action perpétuelle et le repos ne te sera pas permis.


Le 14 juillet 2020

Un secret du petit bonheur

On se préoccupe beaucoup du secret du bonheur et de sa sainte recette. Il y a une recette bien connue selon laquelle il faut attendre de mourir, car le bonheur n’existe pas en ce bas-monde. Il y a celle qui dit que chacun trouve son compte dans diverses choses, les plaisirs étant relatifs aux singularités de chaque homme – et le plaisir étant, somme toute, une certaine idée du bonheur. Enfin, on croit aussi parfois dans un long chemin terrible à arpenter qui mènerait, après beaucoup d’ascèse et de détermination, au pur détachement des choses terrestres.


Mais que faire du petit bonheur ? Je me souviens qu’Alain dit quelque part « je laisse les grandes douleurs aux stoïciens, mais je crois que je peux aider en ce qui concerne le bonheur quotidien ». Je veux bien parler de ce petit bonheur, car il me plaît beaucoup, et ils me plaisent beaucoup ceux qui y croient. Il existe beaucoup de petits secrets à l’aspect vulgaire mais à la sagesse insoupçonnée, et je peux essayer de vous en délivrer un ici.


Chacun a pu remarquer que la généralité « il y a des jours avec et il y a des jours sans » résonne comme vraie, mais sous une apparence simpliste. On ne peut nier que, en dehors de tout foudroyant bonheur ou malheur, et dans une époque plutôt calme de sa vie, certains jours nous voient plus souriants, plus gais, de meilleure humeur que d’autres où chaque événement a une triste teinte, on est affligé d’un rien, bref, il pleut en nous. C’est une bonne métaphore, d’ailleurs, que cette nouvelle généralité : « après la pluie vient le beau temps ». On pourrait dire que cette dernière est un commentaire de la première, énonçant en substance quelque chose comme « les jours avec et les jours sans se succèdent de façon cyclique ».


Pourquoi cette généralité est-elle simpliste (ce qui est le caractère de toute généralité) ? Parce qu’on a très vite fait d’accepter que cela existe en dehors de soi, et qu’il n’y pas d’autre issue que la résignation à ce que tel jour a voulu faire de nous. Je casse un verre à mon petit-déjeuner, je me cogne contre le chambranle en sortant de chez moi, et il s’en faut de peu que je dise « aujourd’hui, ce n’est pas mon jour ». Erreur ! Car en me mettant dans de telles dispositions, il y a fort à parier que d’un malheureux hasard de circonstances, je tisse tout seul la toile de toutes les menues catastrophes de ma journée, qui m’assureront toujours un peu davantage que « ce jour est contre moi, car c’est un jour sans ». L’erreur est bien entendue de penser qu’on a perdu le pouvoir sur cette journée, et de s’y résigner.


Malheureusement, il en va de même des jours avec. On pourrait croire qu’il est heureux de se prédisposer au cercle vertueux des moments plaisants, d’une habileté nous étonnant nous-même, d’une particulière efficacité au travail, ou d’une victoire écrasant lors d’un débat avec un ami. « Tiens ! Aujourd’hui c’est un jour avec ! » Mais le même penchant qui nous pousse à accepter le mauvais cours des choses comme la pluie du ciel, nous pousse, lorsqu’il fait beau, à nous croire capable de décrocher le soleil, de l’avaler et de devenir soi-même soleil. Mais soyez bien assurés qu’une fois avalé, la digestion sera douloureuse, et il viendra trop rapidement l’instant où vous verrez votre chance comme une illusion idiote, à la première mauvaise nouvelle venue. Alors, vous reprendrez votre morosité habituelle, gros de cette nouvelle sagesse populaire : « A tout prendre, mieux vaut ne rien attendre, car on ne risque pas d’être déçu ».


Il est vrai que la bonne humeur attire naturellement la sympathie et la mauvaise humeur l’antipathie. Mais il n’existe pas de plus grand pouvoir sur soi que l’exercice de sa liberté – c’est-à-dire sa volonté. Sachez bien une chose : on n’empêche pas la pluie de tomber, mais on peut s’en protéger ; le soleil brille, tant mieux, mais si vous vous y abandonnez votre belle peau dorée brûlera toute la nuit.


À cela, je voudrais proposer une solution. Lorsque vous sentez que la journée commence mal, que « vous vous levez du pied gauche », au lieu de vous mettre dans la disposition que semble vous indiquer la fatalité, contredisez-la : soyez plus courtois que jamais, souriez pour un rien, remarquez chaque bonne chose comme un signe du contraire, et ce tout le temps que l’ombre de la morosité est accrochée à vos pattes. Faute de nourriture, la morosité crèvera au bord de la route, comme on crève un bouton trop mûr. Mais attention, si le cours des choses semble tourner en votre faveur, que le soleil se découvre, qu’un emprunt est enfin remboursé, qu’on vous témoigne une secrète admiration, alors étouffez ce cœur qui gonfle et ne laissez pas vos pieds quitter le sol : faites un pari perdu d’avance, marchez volontairement dans une crotte, promettez de rendre un document le soir-même que vous ne serez pas en mesure de terminer, bref, mettez-vous dans l’embarras !


Avec ce secret, soyez-en sûr, vous duperez le destin, et vous ne croirez plus au sort qui est le réconfort des lâches. Bien au contraire, témoins de votre courage à diriger votre jour, vous croirez en vous-même, et en votre extraordinaire faculté de juger ce qui dépend de vous et ce qui n’en dépend pas.


Le 17 juillet 2020

De l'araignée

On parle trop peu de l’araignée. On dit certes souvent que c’est un animal étonnant, qu’il représente beaucoup à lui seul du mystère et de l’harmonie de la nature. Ces toiles parfaites qui sortent de leur abdomen, leur matière irreproductible tout à la fois collante et vibratile, invisible et saisissant crûment la lumière. On dit aussi que la méthode de l’araignée est unique, et qu’elle incite à toutes les métaphores de l’emprise, de la politique, de la pensée – tout ce qui appelle la notion de proie ou de réseau.


Mais on parle trop peu de l’araignée comme objet de peur. L’arachnophobie n’est pas une peur sélective. Je trouve autour de moi des hommes et des femmes claustrophobes, agoraphobes, alors qu’il est très certain que je ne lui suis pas du tout (sauf à être asphyxié dans une foule compacte, ou à mourir le corps coincé dans l’anfractuosité d’une grotte obscure, peurs qui sont les extrémités d’où vient que certains – mais pas d’autres – ont peur d’un ascenseur ou d’une salle de spectacle). Non : l’arachnophobie est une peur inhérente à l’homme. Je pense, au fond de moi, et dans la forme si singulière de mon trouble devant une araignée, que tout homme éprouve ce trouble pour ainsi dire préhistorique, et se laisse plus ou moins dominer par lui.


On pourrait dire que l’araignée est l’une des manifestations les plus concrètes de la peur que nous offre la nature. À travers les asticots et la pourriture, la nature nous parle de la mort. À travers les plantes et les fleurs, la nature nous parle de la création. À travers les araignées, la nature nous parle de la peur. À regarder de près une araignée, je trouve qu’il y aurait beaucoup d’erreur à la concevoir comme un cloporte, un cafard ou un scolopendre – bêtes qui ne manquent pourtant pas de nous dégoûter souvent au plus haut degré. L’araignée n’évoque ni la saleté, ni les rampants, ni même le poison, qui est selon moi bien plus l’apanage des serpents et des grenouilles. L’araignée n’est absolument pas dégoûtante – car on ne l’imagine jamais corrompre un fruit ou surgir d’une source – mais elle est à proprement parler terrifiante.


On peut se questionner de bien des façons : au-dessous ou au-dessus de huit pattes, un insecte, s’il nous répugne, évoque une forme de répugnance lié soit à la douleur (empoisonnement), soit à la mort (pourriture). Mais avec ses huit pattes agencées comme en une sorte de cercle intermittent, l’araignée nous fait perdre la raison – c’est-à-dire qu’elle engendre chez nous une conception et des réactions irrationnelles. Véritablement, l’araignée évoque un monstre, et je dirais même qu’elle est à l’origine-même de la notion de monstre. En la regardant, on la grossit, on la trouve à la fois parfaitement formée et parfaitement informe, brisant la rassurante unité de tout animal ou insecte pour ouvrir la voie de la multiplicité. Multiplicité de ses pattes, de ses yeux, de ses formes, de ses déplacements (à terre, sur les murs, volant accrochée à sa toile, s’y suspendant, montant et descendant et l’extrayant ou la ravalant dans son abdomen). « Multiplicité » ne veut pas dire ici grouillement qui est le propre du dégoût lié à la mort (asticots, larves…), mais bien : imprévisibilité.


Effectivement, s’il y a un caractère définissable de l’araignée, c’est qu’elle ne peut justement être placée dans aucune catégorie – volant, rampant, galopant – et qu’elle est par conséquence surprenante et imprévisible par nature. Ce trouble profond dans lequel tout être se trouve plongé en observant une araignée est directement lié à cette imprévisibilité fondamentale. Et, je le crois profondément, cette impossibilité que nous avons à isoler l’araignée dans une catégorie, à prédire ses comportements – bref, sa liberté essentielle – est la définition même de l’angoisse.


L’angoisse, c’est la liberté – et il n’y a pas de liberté plus concrète et plus directe que celle manifestée par l’araignée. L’araignée est donc une pure représentation de l’angoisse.


Le 1er septembre 2020

Du piment

C’est un goût surprenant que celui du piment. Et c’est sans doute moins un goût qu’un feu, un aliment tout entier destiné à brûler et dont toute autre qualité, parce que gouvernée par celle-là, devient médiocre.


C’est un goût qu’on découvre dans une sauce, étant enfant. On pleure, puis on s’étonne. Plus tard, c’est l’étonnement qui fait accepter la douleur. Plus tard encore, on trouve douce cette douleur, elle force le goût, prolonge l’aliment, réveille le nez, verse des larmes sans pleurs, tire la langue comme en proie à une possession. Puis ça amuse. Ça amuse chez soi et chez l’autre. C’est une magie formidable que cette faculté de brûler sans plaie, de couper sans saigner, de blesser sans séquelles.


Il gravite dans la vie, il est la métaphore de ce qui « relève » les choses trop couchées, trop endormies, trop fades. Il « met debout », dans tous les sens du terme, et son évocation comme son dessin sont la chaleur, le feu, ce qui nous éprouve, ce à quoi on doit résister, l’arène au lion sans la mort au bout du chemin, l’engin de torture à portée des enfants. C’est une sorcellerie inoffensive. C’est ainsi qu’on y prend goût et qu’un jour il faut bien le mettre dans chaque plat, jusqu’à la poudre sur la langue, jusqu’à en gober les graines.


Ce feu dans la bouche, ces lèvres enflées, ce sentiment de l’air métamorphosé en flammes, comme si nous étions devenus dragon, n’est-ce pas l’une des merveilles du monde ? Quand s’arrêtera notre course ? Jusqu’où pousserons-nous ce vice incondamnable, cette jouissance de la douleur, ce masochisme avoué ? C’est le tabou populaire, la cruauté des sages, le fer rouge des bourreaux généreux. Tout est permis !


Il faut voir sa signification profonde. Que veut nous dire cet étrange aliment ? Que signifie ce feu inerte et maîtrisable ? Il veut dire : l’humilité. En vérité, nul homme ne peut maîtriser le piment. Il est face à lui humble et juste, car chaque abus est puni, et aucune mauvaise foi n’est permise. Le piment devrait être l’Ostie, le corps du Christ encore brûlant de son martyr, tous les péchés de l’humanité sur sa langue. Manger son corps doit nous brûler, et le plaisir qui en découle est celui bien légitime de la rédemption. C’est la discipline de la flagellation, le plaisir avéré de la douleur, l’amour d’être puni, le sortir du confessionnal. Voilà la signification religieuse du piment. L’Eucharistie n’est pas un moment de douceur. Tous les hommes ne sont pas égaux face à elle, et seuls les plus forts sauront assumer le Christ en eux.


Qu’est-ce encore que le piment ? Il veut dire : le courage. Ce n’est pas le courage de celui qui en mangera le plus et les plus forts. Ce n’est pas le courage de la quantité. Non plus celui de la qualité. C’est le courage de dépasser l’aliment lui-même. Le piment, ce sont les petites roues, la béquille, l’aide de l’enfant. Mais une fois supprimé, son feu a l’inertie de la foi après la révélation. Dieu au croyant n’est apparu qu’une fois, et c’est dans son sillage qu’il vit. Le piment laisse sa trace dans une mémoire souveraine, et l’homme courageux est celui qui ne fondra plus les choses les unes dans les autres en sa confusion d’endormi. C’est celui qui est debout et droit, qui démarque et obéit à sa loi, qui met en toute chose le feu intense qui l’amusait étant enfant, et qui aujourd’hui lui apparaît comme le sens et la direction, la tension de son devenir et du devenir du monde, le conatus, l’Elan vital, le noumène, quel qu’en soit le nom : le piment, c’est ce qui boue en nous.


Le 12 septembre 2020


L'autre monde

Il faut jeter ici les fondements de ce qui sera un travail de grande ampleur : la tentative d’un renouvellement radical au cinéma d’une part, et la révélation d’un principe mystérieux d’altérité du monde qui régit une certaine littérature, une certaine peinture, un certain art – ou plus souterrainement, peut-être, l’art tout entier.


D’abord, il faut en finir une bonne fois pour toute – pour y revenir neuf et lucide – avec l’art comme représentation de la réalité. La « mimesis » qui est ce que Platon appelle la dégradation au troisième degré – de l’Idée (premier degré) au réel (second degré) à la représentation artistique (troisième degré) – est une conception de l’art trop étroite pour comprendre le bizarre frisson de la contemplation. Essayons-nous à ce qu’on pourrait appeler une « phénoménologie de l’art », autrement dit : mettons entre parenthèse le lien d’altération positif ou négatif que l’art entretien avec le monde réel, et pensons l’art comme pure altérité. L’art comme un étranger mystérieux venu visiter le monde.


Le monde obéit à une espèce de logique du nombre et des forces qui nous a permis d’établir une science ; empirique est celui qui voit en elle la vérité. L’art qui veut représenter raconte la fiction de ce monde, obéissant aux mêmes règles. Harry Potter, Star Wars, Le seigneur des anneaux, sont autant de mondes que l’on comprend car ils sont notre monde ; mais au passage de leur processus de fiction, l’artiste a emprunté quelque chose d’un autre monde – la baguette magique, le sabre laser, l’anneau corrupteur. Ces objets sont parfaitement incompatibles avec notre monde, et il paraît inconcevable que, n’ayant pas matière à les expérimenter, l’homme ait pu les imaginer. La seule explication plausible est qu’il existe véritablement, en nous ou à l’extérieur de nous, un autre monde par lequel nous voyageons brièvement, et qui permet à une œuvre – peu importe son genre, son univers, son époque, son degré de proximité avec le monde réel – de tenir son caractère de fiction, soit de décalage avec notre monde.


Platon avait vu juste en voyant dans l’art un processus d’altération. Mais il se trompait en pensant que c’est notre monde qui s’y abîmait : bien plutôt, c’est l’autre monde qui parvient à l’œuvre abâtardi, comme un ersatz, un morceau d’imaginaire mal déroulé. C’est cette œuvre bâtarde qui provoque une émotion parfaitement définissable : l’identification au personnage de fiction recréant en nous artificiellement des mouvements d’humeurs, disparus aussitôt l’œuvre terminée ou sa contemplation arrêtée. Pourtant, il existe autre chose que ce processus d’identification qui peut bien faire l’objet d’une recette. Il y a une étrangeté, une chose indicible dans certaines œuvres, quelque chose d’un vertige qu’on ne s’explique pas, et qui peut venir de tout, sauf de l’imitation. Quelque chose d’une grande œuvre retient un morceau de l’autre monde, de ce phénomène (car il n’est ni espace ni temps) par où passe l’homme pour faire advenir la fiction. S’il en retient une grande part, alors on aperçoit certainement quelque chose de ce phénomène, d’où vient qu’une œuvre peut être grande.


Grand est d’ailleurs l’énigmatique qualificatif d’une œuvre supérieure aux autres. Il ne veut pas dire « de qualité », il ne veut pas dire « révolutionnaire », ni « nouveau ». C’est tout cela à la fois, et en même temps la négation de tout cela : c’est un frisson, c’est ce qui, précisément nous sort de notre monde, non comme évasion, divertissement ou suspension momentanée de notre misère, mais comme invasion, c’est-à-dire, aperception de l’autre, non d’autrui, mais de l’altérité même comme concept, comme monde. Quelque chose proche du mont Olympe d’où l’on nous gouverne, ou du paradis d’où des être supra-humains voient tout et sont partout, sont multiples et Un en dehors des chaînes des dimensions. Hors temps, hors espace.


Grande est l’œuvre qui ramène de son voyage plus de pierres précieuses que les autres. Grande est l’œuvre qui permet l’identification – ou plutôt la reconnaissance d’un homme avec lui-même (non qu’il y voit son reflet, mais qu’il y obtient une deuxième connaissance de lui, un deuxième moi en lui), non plus par l’imitation de notre monde, mais par l’ombre blanche de l’autre monde où tout est nuit et où l’homme projette sa silhouette de lumière sur des parois indescriptibles.


Ces explorateurs, ces ambitieux discrets sont rares. Ils ont eu le projet de ramener quelque chose d’un astre bien plus inatteignable que la lune. Une nouvelle couleur (Lovecraft), des saisons de treize et vingt ans (Pons), l’encyclopédie en cinquante lourds volumes de Tlön (Borges), les ciels déchirés et les corps soumis aux gravités latérales (Le Greco). Il faut identifier chacune de ces pierres, reconstituer ce qu’elles ont ramené de l’autre monde – qui n’est ni science-fiction, ni fantasy, ni anticipation, ni monde parallèle, mais phénomène actif, clé du mystère de la création.


Et désormais, l’ambition doit être cette exploration perpétuelle. Les confins de l’univers, pour se dévoiler à nous, ne demandent pas d’autre machine que celle qui est en nous depuis la nuit des temps.


Le 10 octobre 2020